Le Premier ministre Ariel Henry ne parle que dans des circonstances précises. Il ne fait ni déclarations fracassantes ni provocations. Les reproches qui lui sont adressés majoritairement concernent cette parcimonie de la parole. Le docteur Premier ministre est exactement le contraire du feu Président Jovenel Moise qui n’en ratait pas une pour s’exprimer sur tous les sujets, même ceux qu’il maitrisait le moins, causant au passage un maximum de dégâts. On se rappelle, entre autres, la gaffe sur la nomination des juges à Paris et ses nombreuses sorties sur l’électricité notamment qui lui ont valu pendant tout son mandat une réputation de bonimenteur.
Journalistes vedettes, politiques, agitateurs de tout poil, se sont fendus d’éditoriaux, de tweets, de prises de paroles, ces derniers jours pour pourfendre le silence du Premier ministre et du Gouvernement. Une station de radio, la semaine écoulée, a proposé une édition entièrement consacrée à l’insécurité. Au cours de l’émission nous avons pu écouter des points de vue divers, d’acteurs de la société civile à l’affut de visibilité, de gens qui ne peuvent en tout aborder que le premier degré, de personnes que l’on croyait mortes, dont une journaliste haitiano-canadienne qui vit en République Dominicaine. La plupart des griefs des intervenants étaient concentrés sur le fait que le Premier ministre ne parlait pas.
Les médias se nourrissent de paroles qu’ils fabriquent souvent eux-mêmes ou transforment, décontextualisent, pour provoquer d’autres paroles et d’infinis débats qui, comme de la fausse monnaie, finissent par appauvrir celles et ceux qui les écoutent. La parole en Haïti est facile, on ne cherche pas d’expertise, c’est à celui – c’est la plupart du temps des hommes – qui fera le plus de bruit, sera le plus violent, n’hésitera pas à appeler au meurtre et à la destruction, qu’elle est donnée plusieurs fois par jour, comme à Lyonel Trouillot, qui a appelé dans un récent article, publié dans Le Nouvelliste, à un nouveau « pays lok »
À bien regarder, ce choix du Premier ministre Ariel Henry de ne pas parler est certainement calculé. « Di dyab bonjou l ap manje w, pa di dyab bonjou l ap manje w ». Si le Premier ministre bavardait comme le défunt Président, il serait laminé dans les médias par les journalistes et leurs invités qui viennent proposer des « réactions » à propos de tout ce qu’ils entendent. C’est beaucoup cela la presse en Haïti, des journalistes qui sollicitent des politiques et personnes improbables pour avoir leurs « réactions » ou des politiques et des quidams qui veulent réagir sur ce qu’untel a dit ou sur ce qu’ils ont compris de ce qu’il a dit.
Tout a été mis en place ces 36 dernières années pour que notre pays devienne ingouvernable. Les intérêts des uns et des autres ont pris le dessus sur ceux de la majorité, tout cela au nez d’une société civile qui s’est dilatée ou est allée d’erreurs en catastrophes, comme celle de 2004 où certains se sont mis avec l’international pour chasser le Président Aristide du pouvoir et provoquer une occupation du territoire national.
Du peu que dit Ariel Henry nous comprenons qu’il ne souhaite pas qu’Haïti fasse l’expérience d’une nouvelle occupation. Il veut donner des moyens à la Police nationale, la renforcer, afin qu’elle puisse venir à bout de ces gangs qui ont été armés par des politiques et des trafiquants de toutes sortes. L’idée derrière ce déferlement de critiques est de pousser Ariel Henry à la faute. Le faire parler dans un contexte où les idées et les paroles perdent de leur valeur et de leurs sens sitôt exprimées et deviennent des fouets pour rosser ceux de la bouche desquelles elles sont sorties.
Évidemment, la situation est tellement difficile et déprimante que tout un chacun aurait besoin d’être rassuré, consolé quelquefois de tous les maux que provoquent enlèvements, meurtres, vandalismes. Bien sûr que certains ont des arguments qui ont l’air de tenir en encourageant le Premier ministre à solliciter une aide militaire pour venir à bout des bandits, sauf que la plupart de ces personnes se préparent en même temps à être les premiers pourfendeurs des « traitres » qui auront permis une énième fois à l’étranger de fouler la terre de Dessalines.
Ariel Henry fait face à plusieurs grands défis aujourd’hui, notamment celles de résoudre l’insécurité dans la zone métropolitaine, de permettre à la Police haïtienne de devenir cette institution qui peut jouer son rôle, conditions essentielles pour renouer avec un peu de croissance et donner espoir à ces compatriotes qui ne voient d’avenir qu’à l’étranger. Cette « parole » qui semble si facile pour les autres en réalité si elle n’est pas vissée à du concret, de l’envisageable et du faisable ne condamne pas que celui qui la prononce, elle met en danger plus de douze millions de personnes.
La Rédaction