Le Messager Haïti reprend une tribune de l’ancien Député Rolph Papillon, publiée dans le Quotidien Le Nouvelliste. Dans ce texte, l’ancien parlementaire lève le voile sur les velléités de la société civile qui souhaite faire mainmise sur le pouvoir politique sans l’aval du souverain. A la rédaction de Le Messager, nous croyons que l’issue à la crise actuelle doit nécessairement passer par des élections libres et démocratiques.
La situation de crise dans laquelle Haïti patauge actuellement n’est pas un accident historique. Il s’agit plutôt de l’aboutissement d’une logique suicidaire mise en place avant même la chute des DUVALIER. Les analystes politiques de l’époque avaient le mauvais réflexe de qualifier de « gauche » tous ceux qui se proclamaient antiduvaliéristes. Beaucoup ont donc voulu y voir un courant nationaliste de gauche. En réalité ce courant n’est ni nationaliste ni de gauche. Signer des accords pour inviter les troupes américaines à ramener un président déchu ou appeler la MINUSTAH à fouler le sol de Charlemagne PÉRALTE pour maintenir l’ordre public lui enlève toute prétention à l’étiquette nationaliste. De même, les engagements pris auprès des institutions de Bretton Woods qui ont eu pour effet de mettre notre économie à genoux en faisant d’Haïti l’économie la plus libérale de l’Amérique ne peuvent être l’œuvre d’une quelconque gauche. De quoi s’agit-il alors ?
En réalité, notre pays subit les assauts d’un courant populiste d’un radicalisme à la fois irresponsable et dangereux en ce qu’il livre une guerre permanente contre l’État comme forme d’organisation sociétale. Il se retrouve par voie de conséquence en guerre avec tous les éléments constitutifs du pouvoir politique organisé. Ces acteurs se positionnent contre la constitution (entendez par là les constitutions en général), contre l’armée, contre le Parlement, contre le pouvoir exécutif (peu importe son chef), bref contre toutes les institutions étatiques qui font de la république ce qu’elle est. Ils ont en horreur tout ce qui symbolise l’ordre, la norme et l’autorité sauf la leur.
Une analyse minutieuse des projets de réforme de la « transition de rupture » à l’ordre du jour nous permet d’établir clairement un lien de parenté entre les promoteurs de ces transitions et la mouvance déstructurante décrite plus haut qui dicte ses règles depuis près de trente ans. S’il est indéniable qu’aucune solution pleinement constitutionnelle n’est applicable à la crise actuelle, la solution devrait en toute logique se trouver dans un compromis visant le retour à l’ordre constitutionnel dans le plus bref délai. Loin de là, les propositions que nous allons analyser tendent plutôt à nous éloigner de la loi et des valeurs républicaines.
Quelles sont les offres ?
L’accord du 30 août 2021 dit « Accord de Montana » aussi bien que les autres, avec de semblables prétentions, devraient s’appeler plus humblement « propositions d’accord ». On ne saurait parler d’accord politique que lorsque le document en référence consacre un compromis définitif entre les parties, ce qui trahit d’ailleurs une certaine arrogance et la velléité hégémonique des uns et des autres.
À travers les documents en circulation, la « société civile » se campe comme l’unique défenseur des intérêts nationaux mettant de côté les trois grands pouvoirs de l’État codépositaires de la souveraineté nationale. Tout en se moquant de l’adhésion populaire qui leur est régulièrement niée aux urnes, les protagonistes tentent de trouver une certaine légitimité avec les organisations signataires. L’un dit 200, l’autre 300, ou encore plus de 400. Qui dit mieux ? Dans la crise de 2004, 184 organisations avaient suffi pour donner une légitimité à la « société civile » pour le « nouveau contrat social ». Mais la montagne avait plutôt accouché d’une souris et… de franchises douanières.
La « transition », comme on aime l’appeler pudiquement, se propose de réformer l’État en dehors des règles constitutionnelles et sans aucune référence légale ou historique. Il n’y a pas une meilleure définition de la révolution ! « L’ordre révolutionnaire s’oppose à l’ordre constitutionnel », disait ROBESPIERRE. La transition n’a pas de mandat, mais plutôt une mission, c’est bien mieux ! Un président élu, qu’il ait atteint ses objectifs ou pas, a l’obligation de lâcher les rênes du pouvoir politique au bout de son mandat. Cette règle ne s’applique guère aux « autorités » de la transition qui ne quitteront la scène que lorsque leur mission aura été accomplie sauf par les grands moyens habituels.
A vrai dire, les différents projets de « transition » (PEN, 30 août 2021, 11 septembre) se ressemblent dans la mesure où, issus du même courant de pensée, ils visent l’anéantissement de l’État et des institutions républicaines sous prétexte de les réformer, l’exclusion des masses des grandes décisions nationales ainsi que la mise à l’écart de la classe politique proprement dite pour une durée indéterminée. Les élites haïtiennes proposent une « transition de rupture ». Mais une rupture avec quoi ? La vraie réponse pourrait vous surprendre. Il nous semble dès lors utile de mettre en lumière la menace que leurs idées représentent pour la paix publique, pour notre démocratie et prévoir du coup le chaos vers lequel ils sont capables de conduire le pays.
Pour étayer notre propos, nous nous attarderons ici sur le plus médiatisé d’entre eux, le document « Montana ». Il est indispensable de comprendre leurs idées telles qu’elles ressortent de la lecture du texte. Dès les premières lignes de la « déclaration de principe », l’ennemi est identifié : l’État ! « Le peuple revendicatif haïtien ne cesse de résister contre un État antinational (…). Le temps de la rupture est venu. Le peuple haïtien veut redéfinir son avenir en dehors de cet État administré essentiellement par des acteurs locaux et étrangers », ce qui ne les empêche pourtant pas de solliciter l’appui du blan pour s’imposer, ralliant les sympathies des réseaux politiques internationaux que nous avons déjà eu le malheur de voir à l’œuvre en Haïti.
Primauté de l’accord sur la constitution
Dans le document « Montana », aucun article de la constitution en vigueur n’est visé, ce qui est absolument inédit dans l’histoire de nos accords politiques signés depuis 1992 et en particulier celui du 5 février 2016. Mieux encore, en son article 6, ce même document consacre la primauté de « l’accord » sur la loi mère en ces termes : « Cet accord sert de cadre de référence au Gouvernement de Transition. Les articles de la Constitution de 1987 non concernés par le présent Accord demeurent d’application », ce qui est absolument insensé au regard de la hiérarchie des normes et constitue en clair une mise en veilleuse de la charte fondamentale.
Suppression du suffrage universel
Hors de tout cadre institutionnel, moyennant un vote pour le moins « censitaire », le Conseil National de Transition (CNT) élit à la fois le président de la République et le Premier ministre (art. 6 de l’annexe 2). Un Premier ministre élu ? Le peuple est carrément écarté dans la prise de ces décisions majeures. C’est la plus parfaite négation des droits du citoyen dans une république. De même, à l’article 10, on prévoit d’« organiser le recrutement et la nomination de fonctionnaires et commis de l’État et en particulier les élus locaux ». Le mot est lâché ! Les élus seront nommés.
Le pouvoir judicaire est soumis au pouvoir exécutif
En son article 25, on peut lire : « le gouvernement complètera la Cour de Cassation pour la durée de la Transition afin de la rendre fonctionnelle ». Le principe de la séparation des pouvoirs y est parfaitement rejeté et l’exécutif nomme à lui seul les juges, lequel privilège est nié au gouvernement actuel.
Le CNT et l’Organe de Contrôle de la Transition (OCT) remplacent le Parlement avec des pouvoirs renforcés
« La mission du CNT est d’élire l’exécutif bicéphale de la transition et de valider la composition du gouvernement ainsi que la feuille de route ». Ces tâches une fois achevées, les membres du CNT intègrent l’OCT. Dans leur engineering trompeur, le vrai pouvoir réside dans l’OCT, l’organe de contrôle de la transition. Calqué sur le modèle du Parlement tant décrié pour son pouvoir exorbitant, les membres de cet organe s’octroient encore plus de pouvoir qu’un parlementaire élu dans notre régime politique actuel. Ils prêtent d’ailleurs le même serment que les élus et ambitionnent d’occuper « une partie des locaux réservés au Parlement ». De notre constitution qu’ils critiquent tant, ils ont repris textuellement tous les articles conférant les privilèges contestés des parlementaires à l’annexe 3 de leur texte : immunité, inviolabilité, irrévocabilité, etc. Alors que les parlementaires élus sont soumis aux dispositions de la Constitution, ce sont les membres de l’OCT qui fixent eux-mêmes leurs propres règles. C’est du moins ce que l’on peut lire à l’article 17 de l’annexe : « L’OCT, au terme de ses règlements, nomme son personnel, fixe sa discipline et détermine le mode suivant lequel il exerce ses attributions ».
Il faut remonter à la Constitution de Pétion de 1806 pour trouver une structure semblable. Siégeant en permanence, l’OCT a, en plus des attributions parlementaires actuelles, le pouvoir de « 1) ratifier les décrets pris par le Pouvoir Exécutif ; 2) concourir à la formation du Conseil Électoral (…) ». Le summum de leur pouvoir autocratique est à lire à l’article 28 de l’annexe 3 ; les membres de l’OCT votent des décrets et autorisent une objection de l’exécutif mais « si les objections sont rejetées par l’OCT, le décret est renvoyé au Président de la République qui est dans l’obligation de le promulguer ».
Un programme de parti politique à peine déguisé
Ce riche programme « révolutionnaire » prévoit en deux ans de débarrasser le pays de la corruption et de son corollaire l’impunité ainsi que « restaurer la confiance des citoyens dans les institutions ». À l’article 23, il est précisé que « les populations victimes de massacres et de déplacements seront secourues en urgence et rétablies dans leurs droits (…) ». De même à l’article 33, nous pouvons lire que « le Gouvernement s’engage à mettre tout en œuvre pour résoudre la question des arriérés de salaires des différentes catégories de personnels (enseignant, hospitalier, etc), et procédera aux ajustements nécessaires (…) ». La « transition » promet « une politique culturelle audacieuse et généreuse qui irriguera tous les champs d’intervention publique. (…) Au même titre que l’on enseigne le christianisme à l’école, le vodou fera également partie des enseignements en matière de religion » (art. 40). L’article 47 est, pour comble, une prévision d’amendement, c’est-à-dire la possibilité de nier tout ce qui est affirmé précédemment et dire le contraire une fois au pouvoir. Du jamais vu dans un « accord politique » !
À la première lecture, j’ai hâtivement conclu que la proposition dite « Accord de Montana » n’était ni plus ni moins qu’un vrai délire d’amateurs qui ne comprennent rien au fonctionnement de l’État et des institutions publiques ni aux urgences de l’heure. J’ai cru voir un document qui devrait plutôt être destiné aux partis politiques en quête d’un programme politique menteur à l’intention d’électeurs naïfs. Il m’a fallu plusieurs lectures pour comprendre au contraire qu’il s’agit plutôt de l’œuvre de fieffés manipulateurs parfaitement conscients du sinistre destin vers lequel ils ambitionnent de conduire notre pays avec leurs indécentes propositions. En enclenchant le processus de réforme constitutionnelle sans Parlement, idée si bien récupérée par la « transition », Jovenel MOÏSE a cru voir une opportunité pour ses propres projets politiques. Il s’est révélé le dindon de la farce. C’est exactement le rôle que sont appelés à jouer tous ces patriotes sincères, impatients de voir un changement, qui accompagnent naïvement ces aventuriers politiques sans se donner la peine de s’informer sur leur passé et lire ce document qu’ils ont eu l’audace de rédiger.
Dans le cadre de cette analyse, la totalité des personnes interrogées ont répondu négativement à la question suivante : « Avez-vous lu, annexes incluses, les documents sur la « transition de rupture » annoncée ? ». Ceux qui ne s’étaient pas donné la peine de lire Mein Kampf d’Adolf HITLER ne pouvaient pas lui reprocher de ne pas avoir révélé ses plans une fois arrivé au pouvoir. Aujourd’hui ceux qui ne prennent le temps de lire les divers documents en circulation et en particulier celui de « Montana » ne pourront pas dire que les promoteurs de la « transition de rupture » n’avaient pas annoncé un projet autocratique et suicidaire pour la république.
Rolphe PAPILLON
Député à la 50e législature
rolphepapillon@hotmail.com